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Travailleurs des plateformes : l’Europe en passe d’imposer la présomption de salariat à la France ?

vendredi 18 novembre 2022 - ◷ 12 min

Discussions au Parlement relatives à la transposition, en droit français, d’une directive européenne créant une présomption de salariat pour les travailleurs indépendants des plateformes. Point d’étape...

DOSSIER JURIDIQUE :

Rappel d’une pré-histoire…

Le 9 décembre 2021, le Parlement européen et le Conseil ont produit une directive relative à « l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme ».

Contexte

Les plateformes de travail numériques prennent une place grandissante dans le paysage économique et social émergent et ce, dans divers secteurs économiques : VTC, livraison, nettoyage, etc.

Aujourd’hui, il existerait 28 millions les travailleurs de plateformes dont 5,5 millions relèveraient d’une qualification juridique erronée. Le modèle "d’ubérisation" présente de nombreuses dérives...

L’évolution du droit dans ce domaine est rendue nécessaire par l’explosion du nombre de travailleurs de ces plateformes.
La Directive européenne souligne que le développement des plateformes va encore s’amplifier pour atteindre 43 millions au sein de l’Union européenne en 2025. En effet, ce modèle économique en expansion n’est pas encadré juridiquement par la législation européenne, qui est confrontée à une multiplicité de législations nationales.

En France, suite à divers rapports et notamment le rapport d’information du Sénat de Pascal SALVODELLI (déposé le 29 septembre 2021) intitulé « Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale », l’ordonnance n° 2022-492 du 6 avril 2022, ("renforçant l’autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi") régit les travailleurs des plateformes.

Une directive européenne...

Le lundi 7 novembre 2022, la Commission des affaires sociales européenne a considéré comme "adoptée", la proposition de résolution portant sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.

Suite à l’adoption de cette directive européenne, le Sénat français a depuis précipitamment voté des résolutions, qui n’ont toutefois pas de valeur juridiquement contraignante, mais "marquent" de son sceau la vision sénatoriale...

Il convient de rappeler que les Etats membres de l’Europe sont tenus de mettre en vigueur des dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires afin de se conformer à une directive européenne dans le délai de deux ans de son entrée en vigueur.

Les résolutions du Sénat proposent et font des recommandations en vue de la transposition des dispositions de cette directive en droit français.

Aux termes de ces résolutions, le Sénat souligne, de première part, que la directive européenne apportera une meilleure sécurité juridique, mais évoque ensuite divers ajouts/modifications de nature à réduire à néant la portée du texte européen. Quel regard sur ces positions sur le fond du droit et leurs conséquences ?

Un Sénat "résolu" à tempérer la directive...

Les résolutions du sénat se positionne à divers titres. Il met en exergue la nécessité de :

1) Clarifier dans la directive travailleurs "indépendants" et salariés...

Le Sénat indique qu’il souhaiterait que le texte de la directive soit clarifié, afin que soient mieux distinguées les dispositions applicables aux travailleurs salariés de celles applicables aux travailleurs indépendants, laissant entendre qu’il existerait des confusions entre les deux situations.

2) Préciser les champs de secteurs économiques des plateformes dans le périmètre de la directive...

Le Sénat estime que le champ d’application de la directive devrait être précisé, pour "cibler les plateformes les plus concernées" et notamment" celles de services organisés (livraison de repas et mobilité) » souhaitant ainsi restreindre le champ d’application" (!?).

S’agissant des plateformes de taxi, le Sénat souhaiterait que la présomption de salariat ne leur soit pas applicable, soit en les excluant du champ d’application, soit en modifiant les critères de la présomption de salariat.

Cette exclusion a priori des taxis par le Sénat ne semble pas justifiée et tente de réduire encore la portée de la directive. Elle correspond certes aux deux secteurs économiques des plateformes déjà inscrits et régis dans le code du travail et celui du commerce (les livreurs et les VTC), mais restreint encore davantage au périmètre des livreurs de repas...

Cela semble, d’autre part, contradictoire avec la proposition selon laquelle, la directive devrait cibler notamment les plateformes de "mobilité". La chambre parlementaire propose également que d’autres acteurs soient exclus de son champ : les plateformes à but non-lucratif et les agents commerciaux.

En revanche, le Sénat propose que soient incluses les "entreprises intermédiaires", qui mettent des travailleurs à la disposition des plateformes.

3) Eclairer les présomptions de salariat et d’employeur : de plein droit et devant les juges ?

La directive indique que les plateformes de travail numériques contrôlent certains éléments de l’exécution du travail. Elles se comportent comme des ’employeurs’ dans le cadre d’une relation de travail. A cet égard, la présomption légale devra être applicable dans toutes les procédures administratives et judiciaires...

Le Sénat s’arrête bien sur cet enjeu majeur et principal de la directive, de la mise en œuvre de la présomption de salariat. La directive prévoit d’ailleurs et liste cinq critères de contrôle permettant de déterminer si la plateforme est employeur et dispose que, si deux de ces critères sont remplis, alors la plateforme est juridiquement présumée être "employeur".

Les critères de la présomption du salariat sont les suivants : Une plateforme "employeur" de salariés :
a) détermine effectivement le niveau de rémunération, ou en fixe les plafonds,
b) exige de la personne exécutant un travail via une plateforme, qu’elle respecte des règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de conduite à l’égard du destinataire du service ou d’exécution du travail,
c) supervise l’exécution du travail ou vérifie la qualité des résultats du travail, notamment par voie électronique,
d) limite effectivement, notamment au moyen de sanctions, la liberté de la personne exécutant un travail via une plateforme d’organiser son travail, en particulier sa liberté de choisir son horaire de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de faire appel à des sous-traitants ou à des remplaçants,
e) limite effectivement la possibilité de la personne de se constituer une clientèle ou d’exécuter un travail pour un tiers.

Sur ce point le Sénat définit la portée et donne sa vision de la mise en oeuvre de ces dispositions, en émettant une "réserve" aux fins de se voir préciser les critères et, « réserver la présomption de salariat aux situations réelles de subordination… ». Or, le Sénat n’indique pas les critères pouvant permettre de déterminer une situation « réelle » de subordination....

Le Sénat souhaite semble-t-il seulement laisser entendre, qu’il existerait des situations de « faux » lien de subordination ou des liens de.subordination ou d’autorité "imparfaits"/"incomplets" ne permettant pas la qualification de "salariés" ou qu’il ne suffit pas que deux de ces principes soient réunis pour, qu’au regard des autres principes, il ne soit établi qu’en réalité une indépendance majoritaire peut demeurer effective. Ceci, à bien y regarder, serait en effet possible : par exemple, le travailleur fortement contrôlé dans son exécution ou la qualité de travail indépendant, obligé de respecter des règles contraignantes de sa plateforme (ex. des critères b et c), tout en "jouant" des autres critères, pour nuancer voire réduire à néant l’impact sur la relation de travail des deux premiers. Ce sera du cas par cas, aléatoire et toujours une pure appréciation de faits...).

Ce faisant, le Sénat inverse toutefois totalement la réalité de l’ubérisation, dans un contexte où les contentieux ont démontré les dérives du système permettant de dissimuler des situations de travail salarié.
Il va, de plus, jusqu’à appuyer un texte qui se voudrait de "compromis", présenté par la Tchécoslovaquie le 19 septembre 2022 et, qui écarte la présomption, notamment si les deux premiers critères n’étaient pas impérativement remplis.
Ce texte de l’un des membres de l’Union prévoit aussi que le respect des obligations légales de la plateforme (ou nécessaires à la protection de la santé et de la sécurité des destinataires du service) ne soit pas pris en compte dans l’analyse des critères...

En outre, la présomption de salariat pourrait toujours être renversée devant les tribunaux : les plateformes pouvant apporter la preuve de l’absence de lien de subordination...

5) Laisser le choix des États membres

Selon ses résolutions, le Sénat indique, qu’il souhaite l’ajout d’un article laissant la faculté aux Etats membres de ne pas appliquer la directive et la présomption de salariat. Cela permettrait à chaque État de l’Union européenne de laisser la directive lettre morte ou pas et, de ne pas mettre en œuvre la présomption.

6) Harmoniser la directive avec d’autres directives notamment relatives à la gestion "algorithmique" des travailleurs

Les plateformes de travail numériques utilisent des systèmes automatisés, pour faire correspondre l’offre et la demande de travail, pour assigner des tâches aux travailleurs indépendants, les surveiller et les évaluer pour prendre des décisions les concernant.

Cette gestion numérique algorithmique reste mal encadrée juridiquement, exception faite des règles de l’Union en matière de protection des données (RGPD).

A cet égard, la directive européenne pose une exigence de transparence, indiquant que les Etats membres doivent exiger des plateformes de travail numériques qu’elles informent les travailleurs au sujet :
 des systèmes de surveillance automatisés, utilisés pour surveiller, superviser ou évaluer l’exécution du travail par voie électronique ;
 des systèmes de prises de décision automatisés, employés pour prendre ou appuyer des décisions. Ces dispositifs ont une incidence significative sur les conditions de travail, en particulier sur leur accès aux tâches, à leurs revenus, leur sécurité, leur santé, leur temps de travail, leur promotion et leur statut contractuel, y compris la limitation, la suspension ou la résiliation de leur compte...

La directive souhaite enrayer le phénomène lié notamment à la gestion algorithmique, qui masque trop souvent l’existence d’un lien de subordination et d’un contrôle exercé par la plateforme.

A cet égard, le Sénat considère ainsi, aux termes de ses résolutions, que la directive vient s’ajouter à plusieurs règlements européens existants, qu’il conviendrait d’articuler entre eux. Il souhaiterait voir renforcer certaines dispositions concernant la transparence et la surveillance de la gestion des algorithmes.

7) Faire appel à la consultation des représentant des travailleurs des plateformes et expertise "algorithme"

La directive prévoit que les Etats membres assurent l’information et la consultation des représentants des travailleurs des plateformes concernant notamment la gestion algorithmique.
Elle ajoute qu’étant donnée la complexité de cette question, les représentants des travailleurs des plateformes ou les travailleurs des plateformes concernés peuvent être assistés par un expert de leur choix. Le Sénat y est favorable.

8) Restreindre les dérives des plateformes numériques en cas de travail transfontalier

La directive rappelle que les autorités nationales ne disposent pas toujours d’un accès relatif aux travailleurs des plateformes lorsque celles-ci ont des activités transfontalières.
Elle exige des plateformes qu’elles déclarent le travail effectué par leurs travailleurs aux autorités de travail et de la protection sociale compétentes de l’Etat membre, dans lequel le travail est exécuté. Elles devront partager les données pertinentes avec ces autorités conformément aux règles et procédures prévues par le droit des Etats membres concernés, ... ce à quoi le Sénat semble souscrire.

CONCLUSIONS...

La directive européenne doit désormais être transposée par chaque État membre au sein de son droit national.

Par ses résolutions, le Sénat souhaiterait l’ajout d’un article laissant la faculté aux États membres de ne pas appliquer la directive et la présomption de salariat, ce qui lui ôterait beaucoup de sa portée et de son efficience. Ce n’est pas non plus l’esprit d’une démarche d’orientations vers des valeurs communes « européennes », pour une de droit qui n’est, somme toute, que "mécanique" et fondée sur des principes clairs et non équivoques de salariat ou pas et donc, d’indépendance du travailleur.

Les résolutions du Sénat s’inscrivent dans ce processus de transposition mais les principes et recommandations mis en exergue réduisent substantiellement la portée juridique de la directive, son opérationnalité.

Cette vision du Sénat, teintée politiquement, est regrettable car la présomption de salariat constitue une réelle avancée en vue de la protection des travailleurs indépendants, qui ont subi, dans un premier temps, les aléas et les atermoiements résultant d’un vide juridique et ne peuvent désormais voir écarter les dispositions protectrices de la directive.

Dossier d’actualité "travailleurs des plateformes et l’Europe" rédigé par le Pôle service juridique, Secteur Juridique UNSA.

P.J. : - texte de la directive, résolutions du Sénat.

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